HENRI DALMON

Les Carriers sont morts

carriers

Extrait de l'ouvrage :
Fontainebleau antique forêt de Bierre

À la Mémoire du naturaliste BERNARD PALISSY
mort en la bastille de Bussy, à l'âge de 90 ans en 1590
époque où naquirent la plupart des chênes
des Ventes à la Reine, aujourd'hui menacés par
l'incompréhension utilitaire du temps présent,
bien qu'ils fassent l'admiration du monde entier
en leur splendide vieillesse.
Dans la Grande Forêt, il a sévi parfois, le parasite décapeur. Mêrne au temps des rois, paveurs de rues, son emprise fut grande. A notre époque, si la Croisade n'avait été menée sérieusement, on le verrait réduire par l'explosif tous les rochers, comme il le fait à la vallée de la Tonne, aux Châtaigniers, sur la commune de Poligny.

L'Industriel n'a aucun respect des formes naturelles. Pour en tirer un bandeau de cheminée, il n'hésiterait pas, ma parole, à débiter la Vénus de Milo dans son marbre. Tel l'homme au pivert, ce garde vente aux primes de destruction, on lui verrait appuyer son acte d'une bonne raison que public innocent goberait sans y prendre garde.

Et il trouverait toujours du monde pour exécuter l'ouvrage. Car la cupidité de la race est un signe spécifique.

A l'endroit où l'arpenteur du Grand Maître Duvaucel fit placer les bornes 103-104, derrière les débris de la clôture périmétrale, où nous prîmes jadis la piste du Cerf pour guide en Forêt, un échalier en ruine achève son existence. Une tache éblouissante de sable marque l'entrée d'un labyrinthe de pistes. Ces pistes gagnent par le nord-est à travers des formes à pavés, une large platière embruyérée, où des Pins maritimes ont été plantés par l'Administration forestière. Çà et là, dans le tapis feutré des Mousses et des Lichens, on voit trous et bosses. Nous sommes au Marion des Roches.

Cette désignation, topographiquement impropre, marque l'endroit des fouilles d'Hariveau, préhistorien local. Cet érudit, travaillé par l'esprit de Boucher de Perthes, exhuma du sol des haches de bronze, des poignards emmanchés de corne de cerf, de longues épingles à chevelure, des tessons innombrables de poterie au pouce. Des foyers disposés au creux des roches gardaient dans leurs charbons des ossements calcinés de cerf, sanglier, lièvre et chevreuil, débris de cuisine datés par des racloirs en amande taillés dans le silex.

Des tribus nomades ont campé là, Dieu sait quand !

Mont-aigu-plutus
La piste qui aboutit à cette platière se poursuit dans les Bruyères au bord d'une dépression, où, sous le soleil ardent de la Canicule persiste une sphaigne humide. Le sabot des Cervidés a gratté le voile mol et spongieux pour creuser une petite penote au fond de laquelle une eau rare et noirâtre a étanché la soif du buveur. Nous sommes au plein sec, il n'existe plus à six kilomètres à la ronde un point d'eau pérenne, même au Chat !

Dans cette Gorge-au-Chat, les vieux carriers, voilà cent ans, ont aménagé sous roche une fontaine.

Les eaux du Plateau, retenues par l'éponge des Mousses, filtrent dans le sable et le grès, venant remplir la vasque carrée appareillée en pavés. Des Bouleaux vétustes s'accrochent à son entrée. C'est un des endroits les plus intéressants de la Forêt. parce que c'est un des endroits où elle a le plus souffert de son parasite. Tellement souffert que l'homme fuit encore d'instinct cette région.

Il y a cent ans, un réfugié, Franz Zeltner, citoyen suisse, un ami de Kosciuszko le libérateur de la Pologne, voulut débiter nos rochers sur une échelle insoupçonnée jusqu'alors des carriers de ce pays; il obtint une concession de soixante-six hectares pour exploiter le pavé, au Chat.

Le Long Rocher, du haut de la plate-forme où campaient les hommes du bronze, domine la vallée de quatre-vingts mètres. Les ateliers de débitage ouverts à cet endroit furent reliés au canal latéral du Loing par un chemin de fer à ficelle.

Cette invention, extraordinaire pour l'époque, ruina, heureusement, l'entrepreneur. Mais cette ruine n'arrêta pas pour cela les ouvriers du pays, qui, eux, s'en tiraient toujours avec quelques sous de bénéfice et un matériel moindre.

Jusqu'en 1875, les lieux retentirent du bruit des tranchets sur le grès sonore. On ne pourrait pas en Forêt, si ce n'est peut-être au Rocher Fourceau, «affreusement mutilé par les carriers», disent les guides, trouver un endroit plus, activement exploité.

Les roches les plus admirables, les plus belles par leur forme et leur volume, moutonnaient en chaos, fixé aux flancs d'une dizaine de vallées profondes.

Pour l'entrepreneur, on alla y «casser les roches» pour la première fois et le crime de lèse-Nature se poursuivit jusqu'à ce que les carriers, rendus phtisiques par la maladie du rocher, eussent abandonné les lieux pour venir mourir au village, de fièvre hectique.

Le massacre finit faute de combattants.

La Gaillouche

La Gaillouche
Certains jours, on voit assis, sur les débris de la Caverne du Croc Marin, un vieillard sec, osseux parcheminé. C'est la Gaillouche, le dernier survivant des massacreurs. Dans sa famille, les femmes meurent centenaires; sans doute à cette résistance propre au sang maternel doit-il de ne pas avoit péri comme les autres.

Lorsqu'il est bien luné, j'arrive à le faire causer. C'est de lui, de première bouche, que je dois une connaissance exacte de la question.

Je suis assez bien avec cet homme de pierre, pour tenir mon franc-parler :

«Alors, comme l'assassin, on vous retrouve au lieu du crime?»

La Gaillouche ne répond pas directement à la question, mais oppose un autre interrogatoire:

«Vous v'là donc en promenade ?

Ð Comme vous voyez !»

Le dialogue tourne à l'indienne, mais le bonhomme me sait suffisamment documenté par ailleurs pour ne pas lâcher le morceau. Je connais son point faible: la politique. C'est par là, tout à l'heure, que je parviendrai à l'avoir.

Tous les carriers sont communistes, peut-être parce qu'ils ont conservé de père en fils la tradition des vieux droits d'usage en Forêt par droit naturel, peut-être parce que la vie en batterie, dans les lieux solitaires, en liberté relative, entraîne la discussion entre compagnons sur des points difficiles à aborder au cabaret.

Toujours est-il que le carrier est rouge, cramoisi Ð et la Gaillouche est connu parmi tous les carriers de pierre dure, et de pierre tendre, sur trois départements, pour la solidité de ses opinions. Par la Révolution de 1830, sorte de rétrospective, j'entre dans un cercle de questions moins banales.

Carriere de gres
Sans aucune lueur de violence dans les yeux, le vieux carrier me regarde fixement et expose le point de vue professionnel. On sent s'allumer, dans son cerveau, les feux du souvenir. Il peuple ces lieux solitaires d'ombres disparues.

Nous voilà au temps du Pavé, sur lequel courait la poste, arrachant des étincelles dans les grelots et les claquements de fouets.

«D'abord, il faut manger, et l'on ne gagnait guère à casser la roche...»

L'intermédiaire était un intermédiaire nécessaire, mais peu généreux.

«Je vous assure qu'il fallait en écaller ! Ð et d'un geste court, il montre le tas énorme d'écalles autour de nous, les déchets de taille.

Ð C'est le rebut qui nous tuait.»

Chaque canton, désigné par les Eaux et Forêts à l'entrepreneur pour l'exploitation, était divisé en ateliers où s'installaient les batteries.

La batterie réunit trois ou quatre ouvriers dirigés par un chef d'atelier qui travaille avec eux, les paye, d'ordinaire à la journée, en s'entendant directement, à ses risques et périls, avec l'entrepreneur, pour le prix des pavés.

L'entrepreneur, en liaison avec les ingénieurs des Services publics, qui indiquent les qualités requises par la marchandise et les lieux d'extraction, un commissaire des carrières établissent les relations avec les Eaux et Forêts. Le nom des ouvriers était donné au capitaine forestier qui signait les livrets, fixait le nombre des batteries, suivant les certificats délivrés par les ingénieurs. Les particuliers s'approvisionnaient dans les rebuts des services, notamment en coins pour appareiller les murs de leurs maisons.

Il semble que l'exploitation des grès de la Forêt, qui s'est faite de temps immémorial par droit naturel d'usage (puisqu'à la Vignette de Recloses, on retrouve un atelier néolithique d'outillages en grès cliquart, de date campignienne), soit devenue, à partir du XVIe siècle, comme l'exploitation des arbres; une industrie de plus en plus réglementée par l'administration royale.

Toujours est-il qu'en août 1830, les carriers de la Forêt s'assemblèrent au nombre d'au moins cinq cents pour essayer de s'affranchir de toute entrave.

«A chaque coup dur, dit la Gaillouche, les carriers ne manquèrent pas de travailler pour leur propre compte par toute la Forêt et cela, non en mauvaise tête, mais parce que l'Administration ne dirige plus. Si on nous avait donné, en 1870, des places pour travailler, cela ne serait pas arrivé. Enfin, bref, puisque cela vous intéresse, si nous avons abattu, mon père et moi, les trois chambres du Cro Marin pour en faire du pavé, nous en avions reçu l'autorisation tacite du garde Pézé : «Elles ne sont pas marquées sur la carte», a-t-il dit. Et en deux ans, nous avons tout débité, sauf le surplomb qui reste : il était trop mauvais.»

«A ce moment-là, le pavé valait cinq sous, et il fallait vivre.»

Ainsi, la plus belle caverne de la Forêt de Bierre a disparu pour toujours.

Cette caverne, qui commande le passage du gué du Loing en haut de la vallée de Montigny-sous-Grès, a donné, dans un lit de sable, à un certain Thomas Marancourt, aidé dans ses fouillés par son jardinier, un mobilier admirable de flèches, de couteaux, de grattoirs de silex, les débris de grandes écuelles, une hache polie en pierre verdâtre, des dents de cerf et de chien.

Si nous insistons sur le travail des carriers en ces lieux magnifiques, c'est pour mieux faire comprendre le miracle de la Forêt dans la dévastation.

Le miracle de la Forêt

Carrieres-residus
Le Long Rocher ferme de son épine gréseuse démantelée en courts vallons, la longue vallée sèche, qui aboutit au gué de Montigny. Par les Chemins des Carrières, l'Allée aux Vaches, la carrière de la Roche à Boules, une «nuée de carriers» - ainsi s'exprime mon voisin le vieux Caquin - revenait le soir au village. On imagine le travail de décapage et de débit qui s'opérait: le dépeçage d'une baleine en serait le schéma réduit.

Les grès, monuments naturels, énormes et mamelonnés, quelquefois concrétés si étrangement par la Nature qu'on a cru y voir la pétrification d'un homme fossile sur son cheval, ornent la vallée sauvage.

La concession accordée, les terrassiers sont arrivés.

Tout le revêtement des arbres et des herbes est décapé, les blocs mis à nu dans la forme.

Le débit commence. A tour de bras, des coins de fer sont enfoncés à la masse, pour fendre les blocs. Les fragments, débités au tranchet, sont repris par les carriers pour en tirer les pavés aux gabarits administratifs.

Ces durs travaux, sous la pluie ou sous le soleil, s'exécutaient dans la forme sur une largeur de cinq mètres, et les blocs détachés, subdivisés au marteau à tranchants en pavés, boutisses, bordures, coins, tablettes, marches, partaient vers le canal, alors que les écales s'amoncelaient derrière les travailleurs.

Les formes se rejoignaient par un chemin en terrasse et la marchandise s'écoulait par les chemins de vidange, tous pavés, aboutissant à une route centrale d'exportation.

On se figure, sans effort, ce qu'étaient pareils ateliers, le sable blanc, cru, les écales aigu‘s scintillant sous le soleil d'été, dans un panorama de ruine fraîche: une autopsie géologique!

Eh bien, là où se sont commis ces crime de lèse-Nature qui ont fait protester alors le monde entier, les forces naturelles de la végétation spontanée ont refait à ces endroits meurtris un paysage étrangement sauvage.

Là où ont peiné les hommes, morts presque tous de leur besogne malsaine, le public ne vient jamais. Pas de sentiers de promenade. Le dernier carrier parti, la Nature s'est remise à l'Ïuvre et, en quarante ans, même pas la vie d'un homme, elle a enfoui sous la mousse et la fougère les tons brutaux et criards du grès fraîchement cassé, elle a distribué sur les tranches fraîches des roches mortaisées une nouvelle patine grise de lichen, elle a poétisé sous l'églantine les loges de pierre abandonnées.

Certes, le pied trouve, caché par le tapis moussu, l'appui branlant et incertain des rebuts et des écales, mais l'Ïil n'est plus choqué par les formes répugnantes d'un travail de vandales.

Les animaux, assurés de trouver la tranquillité dans ces lieux solitaires, y font remise. Sur l'ancien cavalier d'une carrière à sable disparue sous la fougère et les bois morts, deux Chênes pommiers montrent ce qu'est un Chêne de cent ans bien enraciné dans les sables de Fontainebleau.

J'ai vu des habitués du pays, revenant de riboter chez les vignerons de Thomery, se perdre le soir dans cette Gorge au Chat et parler de leur hourvari avec une sorte de terreur.

Peut-être, comme dans l'histoire de Rip, cherchant le trésor des marins hollandais, l'égaré voyait-il surgir, dans les formes abandonnées, les spectres de la Confrérie de Saint-Roch, les joyeux gars morts autant d'avoir manié la masse de cinquante livres que le lourd crapaud rempli du jus du Gros Meillé.

En forêt, entre chien et loup, dans l'ombre de la brune, rien ne ressemble plus à des hommes qu'un Cerf immobile, la harde regardant, au bord de la forme, s'effarer dans les ténèbres grandissantes le voyageur égaré. Le Houleur des bois ajoutant sa grande plainte, la sueur glacée peut perler au front du malheureux, halluciné par les fumées du vin.

C'est ainsi qu'à la nuit tombante, dans le brouillard d'un jour des Morts, j'ai retrouvé, sur la route de la Cannepetière, et remis en son chemin, un avéré pochard, désorienté et terrorisé par la solitude.

Lui aussi, il revenait d'instinct aux lieux maudits.

SOURCES
Henri Dalmon, "Fontainebleau, antique forêt de Bière", Stock, Paris, 1941.
Fontainebleau
La Gaillouche, premier du nom, était Louis-Victor Genty, né le 18 août 1837, et décédé le 16 décembre 1915. Il était le fils de Louis-François Genty, âgé de 21 ans en 1837. Ce dernier était carrier. Il travaillait aux carrières de Franz Zeltner au Long-Rocher et, en 1836, il souscrivit à la construction du Monument dédié au souvenir de Kosciuszko par les habitants de Montigny; il donna "un franc". (Yvon Gentil Ð A.B.M. N°20/23)

Son fils, La Gaillouche" N°2 (voir photo ci-dessus), mon grand-père, était né le 28 septembre 1857 et mourut en 1942. (Yvon Genty in Bulletin des Amis de Bourron-Marlotte

 
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