HENRY MURGER

LA MARE AUX FÉES

marofee

Extrait du roman :
Adeline Protat : Scènes de Campagne

À M.F. BULOZ
Au bout de trois quarts d'heure de marche, ils gravissaient, l'un suivant l'autre et tous les deux un peu essoufflés, le raidillon par lequel on arrive de Marlotte à la Mare aux Fées.

Le plateau, qui doit sans doute son nom à quelque superstition légendaire dont la tradition n'a pas été conservée, domine d'un côté toute l'étendue du pays dont nous avons donné la description au premier chapitre de ce récit. Souvent reproduit par la peinture, c'est assurément l'un des lieux les plus remarquables que renferme la forêt.

Aussi, l'on comprend que tous les artistes, non seulement y viennent, mais encore y reviennent, car à la vingtième visite on peut encore découvrir une beauté nouvelle, un aspect nouveau, dans les mille tableaux, d'un caractère différent, qui d'eux-mêmes se dessinent à l'œil, et peuvent à loisir se rattacher au tableau principal ou s'en isoler, comme dans ces merveilleux chefs-d'œuvre épiques où l'abondance des épisodes apporte de la variété sans répandre de la confusion dans la grandeur et dans la simplicité de l'ensemble.

Peu de sites offrent en effet autant de variété, et surtout dans un espace aussi restreint, car le plateau se développe sur une superficie de moins de quatre hectares.

De dix pas en dix pas, l'aspect se métamorphose comme par un brusque changement à vue, et d'une heure à l'autre, suivant l'élévation ou la déclinaison du soleil, le tableau se modifie, dans son ensemble et dans ses accidents, comme une toile dioramique exposée successivement aux différents jeux de la lumière. Toutes les écoles de paysage peuvent renoontrer là des sujets d'étude.

A ceux qui aiment les gras pâturages normands, où les troupeaux se noient jusqu'au poitrail dans les hautes vagues d'une herbe odorante et drue, que la brise fait houler comme une onde, le plateau offrira le dormoir où viennent les vaches deMarlotte.

A ceux qui préfèrent les lointains lumineux baignés de vapeurs violettes ou dorées, et les collines aux croupes boisées, et les vallons creux d'où s'élève un brouillard bleu, le plateau échancrera par un côté son cadre de verdure, et par une brusque échappée, après les premiers plans de la forêt, océan de cimes éternellement agité comme une mer de flots, déroulera les plaines tranquilles qui s'enfuient vers la Brie et que limite aussi loin que peut atteindre le regard la bande immobile de l'horizon.

Ceux qui manient la brosse enragée de Salvator, le plateau les fera descendre par un ravineux escarpement au milieu des profondeurs solitaires de la Gorge au Loup, qu'il domine dans son extrémité occidentale.

Là, comme si la lutte du sol avec les éléments était encore récente, on peut suivre dans toutes les traces qu'il a laissées le passage du cataclysme qui dut ébranler des carrières et pousser devant lui les blocs arrachés de leurs entrailles, comme un ouragan soulève à son approche la poussière du chemin.

En pénétrant dans cette gorge, on croirait visiter les débris de quelque Ninive inconnue. Les masses gigantesques de rochers semblent encore recevoir l'impulsion du bouleversement, et se poursuivre, s'escalader comme une armée de colosses en déroute.

Mare-aux-fees
Mare aux Fées par Quinet vers 1875
Les uns, inclinés dans un angle de vingt degrés, paraissent prendre un nouvel élan pour continuer leur course; les autres, penchés au bord d'un ravin dans une attitude menaçante, inquiètent le regard par leur immobilité douteuse. Les arbres, comme s'ils étaient encore tourmentés par un vent de fin du monde, se courbent avec des mouvements qui les font ressembler à des êtres en péril et faisant des signaux de détresse; les uns agitent leurs rameaux avec des torsions et des contorsions épileptiques; les autres, comme des athlètes qui se provoquent à la lutte, avancent l'un contre l'autre une branche dont l'extrémité noueuse ressemble à un poing fermé.

Les grands chênes séculaires, qui plongent peut-être leurs racines dans les limons diluviens et jadis ont fourni la moisson du gui aux faucilles druidiques, ont seuls conservé leur apparence de force et de beauté primitives. Tassés sur leurs troncs formidables, ils ressemblent à des Hercules au repos qui, ramassés sur leur torse, développent puissamment leur vigoureuse musculature.

C'est au point central du plateau que se trouve la mare, ou plutôt les deux mares formées sans doute par l'accumulation des eaux pluviales qu'ont retenues les bassins naturels creusés dans les rochers.

Ce roc immense règne en partie dans toute l'étendue du plateau. Disparaissant à des profondeurs irrégulières, il reparaît à chaque pas, éventrant le sol par une brusque saillie. Aux fantastiques rayons de la lune, on se croirait encore sur quelque champ de bataille olympique où des cadavres de Titans mal enterrés pousseraient hors de terre leurs coudes ou leurs genoux monstrueux. Ce qui permet de supposer que cet endroit est situé au-dessus de quelque crypte formée par une révolution naturelle, c'est que le sabot d'un cheval ou seulement la course d'un piéton éveille des sonorités qui paraissent se prolonger souterrainement.

marofee
A l'entour des deux mares, et profitant des accidents de terre végétale, ont crû les herbes aquatiques et marécageuses, où les grenouilles chassent les insectes, où les couleuvres chassent les grenouilles.

Dans toutes les parties que les eaux de la double mare ne peuvent atteindre par leurs irrigations, les terrains se couvrent à peine d'une végéiation avare: gazon ras et clairsemé où la cigale ne peut se cacher à l'oiseau qui la poursuit; pâles lichens couleur de soufre, qui semblent être une maladie du sol plutôt qu'une production; créations éphémères d'une flore appauvrie; plantes maladives sans grâce et sans couleur, dont la racine est déjà morte quand la fleur commence à s'ouvrir, qui redoutent à la fois le soleil et la pluie, qu'une seule goutte d'eau noie, qu'un seul rayon dessèche.

Au bord de la grande mare, deux énormes buissons, surnommés les Buissons-aux-Vipères, enchevêtrent et hérissent leurs broussailles hargneuses, mêlant aux dards envenimés des orties velues l'épine de l'églantier sauvage et les ardillons de la ronce grimpante, qui va tendre sournoisement parmi les pierres les lacets de ses lianes dangereuses aux pieds nus.

Terrains lépreux ou fondrières, eaux croupissantes, arbustes agités incessamment par des hôtes venimeux, - tel est l'aspect de la mare qui donne son nom à l'endroit ; mais cette aridité et cette désolation prêtent encore un relief puissant aux splendeurs du cadre qui les environne.

Qu'une vache se détache du troupeau et vienne boire à cette eau croupie; qu'une paysanne s'agenouille au bord, pour laver son linge ou plutôt pour le salir; qu'un bûcheron vienne aiguiser sa cognée sur le roc, et ce seront autant de tableaux tout faits, que le peintre n'aura qu'à copier.

Aussi la Mare aux Fées est-elle de préférence le lieu choisi par les artistes qui vont à Fontainebleau dans la belle saison : ceux qui habitent les confins éloignés de la forêt y viennent souvent, ceux qui résident dans les environs y viennent toujours.

Mare aux fees par Famin
Mare aux Fées par Famin vers 1865
Au fond le
«Vieux Murger»
Lorsque Lazare et son compagnon débouchèrent sur le plateau, le soleil commencait à cribler de flèches lumineuses les futaies des Ventes à la Reine, qui le bordent d'un côté, et l'on entendait, dans les profondeurs d'un chemin creux, les clochettes d'un troupeau que le vacher matinal amenait au dormoir du pays.

- Ne restons pas là, dit Lazare à Zéphyr, dans une heure tous les rapins des environs vont venir planter leur parasol autour de la mare, et le plateau aura l'air d'un carré de champignons.

Comme pour justifier les craintes qu'il venait de manifester, au même instant où Lazare achevait de parler, un groupe de jeunes gens arrivait sur le plateau par un autre chemin. Un âne, guidé par un paysan, était chargé de chevalets, de boîtes de couleurs et de havresacs.

Au milieu de ce groupe marchait un personnage qui paraissait plus âgé que ses compagnons, et à qui ceux-ci semblaient témoigner une respectueuse attention. Lazare s'apercut de loin que le monsieur qui semblait conduire les autres portrait la décoration rouge sur son paletot d'été. Le groupe passa bientôt devant Lazare, qui s'était arrêté; il observa que tous les jeunes gens étaient généralement mieux mis que ne le sont les peintres pour courir la forêt: ils avaient des chaussures vernies, quelques-uns même portaient des gants.

- Quels sont ces messieurs ? demanda-t-il à Zéphyr, qui s'était tourné d'un autre côté, au passage du groupe. - C'est les désigneux de Marlotte, qui vont prendre leur leçon avec leur maître.

Au même instant, celui que Zéphyr désignait ainsi se retournait vers la petite troupe, et Lazare put l'entendre dire à ses élèves, auxquels il montrait l'effet produit sur le paysage:

- Messieurs, il est six heures; c'est l'heure où le jaune de Naples règne dans la nature.

- Ah! fit Lazare, je veux assister à la leçon.

- Oh! monsieur, répondit Zéphyr en regardant le sac aux provisions d'une façon piteuse...

- C'est vrai, dit le peintre, nous avons à déjeuner d'abord et à causer après.

- Et ils continuèrent dans une direction opposée à celle que venaient de suivre les paysagistes.

Coignet peintres
Jules Coignet : Peintres à Barbizon

Henry Murger : Adeline Protat
Suite pages 281 à 287

Après son déjeuner, il se mit en route pour la forêt, un peu contrarié que l'on eût envoyé Zéphyr en commission à Fontainebleau, ce qui le mettait dans la nécessité de porter lui-même tous ses ustensiles.

- Au moins, dit-il à la Madelon, quand il reviendra, envoyez-le me retrouver : je resterai toute la journée à la Mare-aux-Fées ou dans les environs.

Pendant tout le temps que le déjeuner avait duré, Lazare avait remarqué que madame de Livry était restée sérieuse, Adeline pensive, et que le père Protat n'avait ni bu, ni mangé, ni parlé autant qu'à son habitude.

Au moment où il franchissait le seuil de la porte, il se trouva en face d'Adeline. Comme il lui avait peu parlé pendant le repas, et qu'il la voyait toute triste, il pensa que son silence était la cause de sa tristesse. Il lui dit en passant un petit mot d'amitié, qu'il accompagna d'une caresse familière; mais la jeune fille parut l'écouter sans plaisir.

Lazare remarqua qu'elle avait jeté un rapide regard sur son costume, et que cet examen l'avait davantage attristée. L'artiste eut sur-le-champ l'intuition de ce qui préoccupait Adeline.

- Je n'ai pas oublié votre recommandation, mignonne, lui dit-il en frappant sur son sac; mes grandes guêtres sont là-dedans, et je les mettrai dès que j'entrerai en forêt.

- Vous y avez songé ? dit Adeline, rouge de plaisir.

- Ma foi, répondit simplement Lazare, je pense beaucoup à vous depuis hier, mignonne.

- Et il partit, la laissant tout heureuse de ce mot, que son imagination commença à commenter, et à qui elle faisait dire tout ce qu'elle aurait souhaité entendre.

Lazare avait traversé rapidement le pays, sans remarquer que son passage dans la grande rue de Montigny faisait mettre sur leur porte tous les gens qui n'étaient pas aux champs, et qui, se le montrant les uns aux autres, se réunissaient en groupe pour causer à voix basse.

Mare aux fees par Montholon
Mare aux Fées par Montholon
II ne prit point même attention à la façon singulière dont l'avait salué M. Julien, qu'il rencontra à la porte de la Maison-Blanche. Comme il était arrivé à la mare et traversait le plateau pour descendre dans la Gorge-au-Loup, où la veille il avait remarqué un beau rnotif d'étude, l'un des paysagistes qu'il avait déjà vus la veille, le propriétaire de la chienne Lydie salua Lazare, qui passait auprès de lui; celui-ci s'arrêta, et ils échangèrent quelques mots.

Tout en parlant, Lazare avait jeté un regard curieux sur l'étude du paysagiste. Son premier mouvement fut de se frotter les yeux et de regarder autour de lui. On comprendra en effet l'étonnement que dut lui causer la singulière métamorphose que lé paysagiste faisait subir au site qu'il avait ehoisi pour modèle. A l'exception des premiers plans, tout s'était modifié sous le pinceau de l'élève d'après nature.

Là où croissaient les grands chênes du dormoir, il avait mis des pins d'Italie, ouvrant leur parasol; les ronces du Buisson-aux-Vipères s'étaient métamorphosées en aloës et en cactus; les vaches qui pâturaient dans le voisinage s'étaient transformées en buffles et en grands bœufs blancs hautement encornés, comme on en trouve dans les provinces du midi. Les tranquilles horizons de la Brie champenoise s'étaient enrichis, dans ce tableau, d'une foule de monuments où l'architecture grecque découpait l'azur du ciel entre les colonnades de ses temples.

- Voilà un beau lieu et une grande nature, dit Lazare à son confrère. Et il étendit la main pour désigner le paysage au centre duquel ils se trouvaient.

Dormoir par Cabat
Dormoir de la Gorge aux Loups par Louis-Nicolas Cabat
- Sans doute, répliqua le jeune homme très-sérieusement; mais cela manque d'élégance; les lignes se heurtent, se brisent, se confondent sans grâce, et puis les horizons sont pauvres. Aussi j'ai fait, comme vous voyez, quelques heureuses additions.

- En effet, dit Lazare, vous avez mis la Madeleine dans le fond.

- Non, c'est le temple de Minerve. Ce portique ajoute beaucoup de noblesse au paysage.

- Oui; mais, continua Lazare, cela nuit à l'exactitude, qui est bien quelque chose, et, par exemple, cette carrière que l'on aperçoit d'ici est, telle qu'elle est, une belle chose à copier. Voyez-vous ce prodigieux coup de soleil qui fait brèche dans le massif de chênes, et pénètre à toute vigueur dans ces éboulements de pavés que vomit la montagne éventrée. Les rayons qui tombent d'aplomb sur la pierre blanche ressemblent à une pluie de javelots lumineux qui se viendraient briser sur une cuirasse d'acier, et vont mettre le feu aux bruyères, roussies et roses; ma foi, c'est très beau, et surtout c'est à sa place.

- J'ai remarqué l'effet, dit le paysagiste; mais des pavés, c'est bien vulgaire; de la bruyère, c'est bien commun; aussi je compte remplacer cela par des ruines antiques, avec des lauriers-roses.

Lazare salua rapidement son confrère, et continua sa route. Comme il descendait, s'aidant de son bâton ferré, l'une des pentes ravineuses qui conduisent dans la gorge voisine, il aperçut un autre peintre qui émondait avec une serpe les bas rejetons d'un grand chêne posé en travers du chemin, au-dessus duquel son feuillage s'étendait comme un pont de verdure.

Le Vieux Murger
Mare-aux-Fées : La mort du Vieux Murger (2005)
- Que diable fait donc ce monsieur avec sa serpe ? se demanda Lazare. Est-ce qu'il échenille les arbres ? Au même instant, il entendit un craquement dans la membrure du chêne, et une branche détachée du tronc roula sur le sol avec fracas.

- Est-ce assez comme cela ? criait le peintre à la serpe en se tournant du côté où l'un de ses confrères, une main abaissée sur les yeux, semblait de loin examiner l'effet produit par cette taille.

- C'est assez, répondit-il.

Lazare, qui s'était approché de lui demanda naïvement la raison de cette mutilation dont il ne comprenait pas le motif.

- Ce chêne est d'un très beau style, comme vous pouvez le voir, réponditle paysagiste; mais il y avait une branche d'un dessin malheureux. C'était comme un membre cassé qui pendait le long du corps. Nous l'avons amputé; aussi vous voyez comme il a gagné. On dirait un des hôtes majestueux de la forêt de Dodone.

- Mais, monsieur, lui dit Lazare, nous sommes dans la forêt de Fontainebleau et pas à Dodone. Si cette branche vous déplaisait, il fallait ne point la couper et la laisser pour les autres.

Une dernière surprise l'attendait à l'endroit même où il fut s'installer. Deux autres élèves de cette école grecque étaient occupés à faire la toilette d'une masse de rochers. L'un armé d'une petite raclette, enlevait les végétations moussues, si riches de couleur quand le soleil les a brûlées, et qui étincellent comme des écrins lorsque la pluie les arrose. A l'aide d'un petit balai, le second paysagiste repoussait au loin les débris de cette tonte.

rochers nus
Forêt de Fontainebleau roches nues
Lorsque les deux rochers apparurent aux regards, privés de leur épaisse et verte fourrure, avec leur couleur grise et leurs angles nus, les deux paysagistes se frottèrent les mains avec une satisfaction apparente.

Lazare s'informa auprès d'eux de la raison qui les avait fait agir ainsi. On lui répondit que c'était pour mieux apprécier le style des blocs qui disparaissait sous la mousse. Cette raison partait du même principe: c'était le dédain absolu de la variété et de la vérité dans la nature, sacrifiées à la recherche d'une forme exclusive.

- Mais, dit Lazare à ses deux voisins, tout à l'heure vous aviez des rochers ? maintenant ce ne sont plus que des pierres de taille.

Cependant, ses deux voisins s'étaient mis à leur besogne en même temps qu'il se mettait à la sienne. A la brusque façon dont il attaqua son ébauche, ses confrères s'aperçurent bien vite qu'il n'appartenait pas il leur école; et comme ils avaient prononcé le nom de leur maître, Lazare ne put s'empêcher de s'écrier:

- Votre maître a pourtant du talent et a produit de beaux ouvrages. Comment Se fait-il ?...

Lazare s'aperçut qu'il avait une sottise au bout de la langue, et la rentra.

Tout en travaillant, les deux paysagistes entamèrent une conversation à propos des peintres modernes, et, parlant avec cette sécurité convaincue qui n'appartient qu'à l'ignorance, il n'était sorte de mépris dont ils n'accablassent tous les maîtres dont la manière s'éloignait de celle du leur.

- Dire que dans tous les arts c'est la même chose, pensait Lazare. Il arrive un homme avec un système à lui, nouveau ou renouvelé.

Mare aux fees par Famin
Auguste Renoir : Jules Le Cœur se promenant en forêt
Il possède tout ce qui fait l'artiste : l'inspiration qui crée, le labeur qui fonde. Aussitôt se mettent en bande les impuissants et les désœuvrés, ceux qui n'aperçoivent que ce que les autres ont découvert, et qui encore le voient tout de travers. Au fur et à mesure que le maître marche en avant, allant du bien au mieux, les élèves ramassent les vieux procédés qu'il abandonne, et vont du mauvais au pire, insultant l'art, d'abord en voulant en faire, et niant l'existence de tout ce qui n'est pas eux. Heureusement que l'art est grand, et que ces messieurs sont petits.

Mais cette boutade, échappée à un moment de colère sincère que Lazare avait oubliée, il la regretta bientôt, quand il apprit par la conversation des deux autres paysagistes, qu'il n'avait point affaire à des artistes de profession, mais à des amateurs, pour qui l'étude d'après nature n'était qu'une occasion de promenade et un prétexte à s'habiller en gentilshommes artistes.

Comme Lazare travaillait depuis environ deux heures, il entendit un de ses voisins qui s'écriait :

- Tiens ! du monde.

- Des dames ! ajouta l'autre. Et il passa rapidement une main dans les boucles de ses cheveux, l'autre dans le nœud de sa cravate, et secoua avec son mouchoir la poussière qui couvrait ses escarpins vernis; son camarade l'imita entièrement.

- Gageons qu'ils vont mettre des gants, murmura Lazare, qui ne s'était point détourné du côté où ses voisins venaient de signaler l'arrivée des dames.

JF sous ombrelle
Auguste Renoir : Jeune Femme à l'ombrelle
Mais tout à coup il releva la tête en s'entendant appeler. Il aperçut alors en haut du ravin, qu'elles commençaient à descendre, deux femmes qu'il ne reconnut pas d'abord, car leur visage était caché par leur ombrelle; mais devant elles, et paraissant les guider, marchait un petit personnage qui faisait des signaux et continuait à crier :

- Monsieur Lazare, c'est nous, c'est moi.

- Parbleu! fit Lazare quand Zéphyr fut à sa portée, tu fais bien de le dire, je ne m'en serais pas douté.

En effet, Zéphyr était devenu méconnaissable, et voici pourquoi. Envoyé le matin en commission à Fontainebleau, il avait mis à exécution une idée qui depuis la veille au soir lui trottait dans la cervelle. Rentré en possession des quatre-vingts francs que le bonhomme Protat lui avait restitués quand la source en avait été expliquée, Zéphyr avait employé cet argent à l'achat d'un habillement de monsieur.

Ses mauvais habits d'apprenti sabotier lui avaient paru incompatibles avec sa profession future. Traité, la veille au soir, favorablement par Adeline, il avait songé qu'elle prendrait encore mieux garde à lui, s'il apportait dans le soin de sa personne une recherche à laquelle il n'avait jamais songé jusque-là.

Vidant sur le comptoir d'une friperie de Fontainebleau ses économies entières, on l'avait équipé, de pied en cap, d'un costume citadin qui lui allait tant bien que mal, - plutôt mal que bien.

- Il avait même acheté des gants; mais n'ayant jamais pu parvenir à les entrer dans ses mains, et ne voulant point, d'un autre côté, que ce détail de toilette fût perdu, il avait passé ses gants dans le cordon de son chapeau.

Eugène Ciceri : Gorge aux Loups
Eugène Ciceri : Gorge aux Loups
Il était certainement embarrassé dans cette élégance improvisée, mais il aurait pu paraître encore plus ridicule. Enfin, les gens qui ne le connaissaient pas ne se seraient point retournés pour le voir. Il avait même éprouvé un certain dépit de cette indifférence en traversant les rues de Fontainebleau. Mais il fut bien récompensé par la curiosité et l'admiration qu'il excita sur son passage en revenant à Montigny.

On l'arrêtait à chaque porte.

- Est-ce que c'est le père Protat qui t'habille comme ça, pour faire des sabots&bsp;? lui demandait-on.

- C'est moi tout seul, avec mon argent, répondit Zéphyr en relevant négligemment le bas de son pantalon pour que l'on pût apercevoir la tige rouge de sa botte vernie.

- Et où prends-tu de l'argent ? continuaient les curieux.

- Ah ! voilà le secret. Et il ajoutait en clignant les yeux : Il y a bien du nouveau depuis deux jours.

Chacune de ses réponses était longuement commentée. La malignité publique, qui avait mis la maison Protat sous la surveillance d'une police habilement déguisée, tirait une induction de tous les faits qui arrivaient à sa connaissance; Zéphyr, ayant été rencontré par M. Julien, avait été soumis à un véritable interrogatoire. II avait, entre autres choses, - déclaré au clerc qu'il allait s'en aller à Paris, avec son ami M. Lazare.

L'entrée de Zéphyr dans la maison du sabotier fut un coup de théâtre véritable: la Madelon l'avait appelé monsieur. Heureusement pour l'apprenti, le sabotier était absent; dans le premier moment, il aurait peut-être mis en lambeaux ce fringant costume. Cécile avait ri comme une folle; Adeline avait seulement souri.

NOTES

Désigneux = Peintres paysagistes allant peindre sur le motif.
Dormoir = Lieu de pâture en forêt

 
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