Un homme libre
fier et indomptable

JEAN GALTIER-BOISSIÈRE
(1891-1966)

Galtier-Boissiere
Jean Galtier-Boissière
Né le 27 décembre 1891 à Paris, dans un milieu intellectuel, artistique et bourgeois, Jean Galtier-Boissière termine des études nonchalentes un diplôme en lettres et en philosophie en poche.

Son père, le docteur Émile-Marie Galtier-Boissière est l'auteur du fameux Larousse médical présent dans toutes les bibliothèques. Par sa mère, Louise Ménard, il est apparenté au peintre René Ménard et au poète Louis Ménard.

Avec ses camarades de la classe 1911, Jean Galtier effectue son service au 119e Régiment d'Infanterie, à la caserne des Lilas. Ce rude apprentissage de la discipline militaire qui lui inspire quelques plaisants croquis:

«La crise de cheveux est la grande tragi-comédie de la vie de caserne. Car si les bonshommes ne présentent point une authentique tête de veau à laquelle ne manque que les touffes de persil dans les oreilles, ils s'entendent crier : demi-tour, allez vous faire couper les cheveux».

Galtier Boissière ajoute que le service militaire «c'est aussi la marche de nuit suivie de la marche manœuvre de jour devant le général gouverneur de Paris. Les hommes fourbus se laissent tomber sur les lits tout habillés sans courage, même pour manger la soupe».

Il nous décrit quelques aspects moins connus de l'armée : «Ainsi la garnison de Paris est assez fréquemment en contact avec la police que ce soit pour établir des services d'ordre, rendre les honneurs à des souverains étrangers ou briser les grèves».

A Paris, lorsque la révolte gronde même les appelés du 119e RI, des gars de la campagne qui ignorerent tout de la classe ouvrière et de la révolution industrielle, chantent la misère populaire :

"V'là les gueux d'la cité
Les parias d'atelier
qui vont gaiement s'attabler à l'ouvrage
et s'user la santé au surmenage
Ils se fichent du danger
Sont très mal rétribués
Et couchent dans de véritables taudis
V'là les gueux de Paris".
Pendant que les 2e classe du régiment sont utilisés à des tâches subalternes, les généraux choisissent les futurs officiers qu'ils envoient se former à Mourmelon : la guerre se prépare, le 119e RI a lui aussi besoin de cadres. «D'un côté les chefs de l'autre la future chair à canon».
Beraud-Galtier
Henri Béraud et Jean Galtier-Boissière

La Grande Guerre
Le 22 août 1914, alors que son régiment vient de recevoir son baptême du feu, le caporal Jean Galtier-Boissière décrit dans son carnet le tumulte des émotions devant cette brutale révélation de la guerre telle quelle est :

« Soudain, des sifflements stridents qui se terminent en ricanements rageurs nous précipitent face contre terre, épouvantés. La rafale vient d'éclater au-dessus de nous... Les hommes, à genoux, recroquevillés, le sac sur la tête, tendant le dos, se soudent les uns aux autres... La tête sous le sac, je jette un coup d'œil sur mes voisins : haletants, secoués de tremblements nerveux, la bouche contractée par un hideux rictus, tous claquent des dents ; leurs visages bouleversés par la terreur rappellent les grotesques gargouilles de Notre-Dame. Dans cette bizarre posture de prosternation, les bras croisés sur la poitrine, la tête basse, ils ont l'air de suppliciés qui offrent leur nuque au bourreau... Cette attente de la mort est terrible.

Combien de temps ce supplice va-t-il durer ? Pourquoi ne nous déplaçons-nous pas ? Allons-nous rester là, immobiles pour nous faire hacher sans utilité ?... A chaque rafale il y a un grand silence. On n'entend que les halètements précipités... «En avant un bond!...» Le lieutenant bondit, la section s'élance à sa suite... Certains, dans la course, ont jeté leur sac.

Le caporal Rivet qui a perdu son képi me dit entre deux hoquets: «Ah ben! mon vieux, si j'avais pensé que c'était ça la guerre !... Si ça doit être tous les jours comme ça, j'aime mieux être tué tout de suite!»...

Non, nous ne sommes pas des soldats de carton ! Mais notre premier contact avec la guerre a été une surprise assez rude. Dans leur riante insouciance, la plupart de mes camarades n'avaient jamais réfléchi aux horreurs de la guerre. Ils ne voyaient la bataille qu'à travers des chromos patriotiques.

Depuis notre départ de Paris, le "Bulletin des Armées" nous entretenait dans la béate illusion de la guerre à la papa. Tous nous croyions à l'histoire des Alboches qui se rendaient pour une tartine.

Persuadés de l'écrasante supériorité de notre artillerie et de notre aviation, nous nous représentions naïvement la campagne comme une promenade militaire, une succession de victoires faciles et éclatantes. [... ]

Mutiles grande guerre
Le défilé des mutilés 14 juillet 1919
Sous l'averse de fer et de feu on sent la même impuissance qu'en présence d'un effroyable cataclysme de la nature. A quoi peuvent nous servir nos grenades et nos petits fusils contre cette avalanche de terre et de mitraille ? A quoi nous sert notre courage ? Un homme se défend-il contre le tremblement de terre qui va l'engloutir ? Tire-t-on des coups de fusils contre un volcan qui vomit sa lave enflammée [... ]

Le coup de tonnerre de tout à l'heure en nous révélant l'effroyable disproportion entre les engins de mort et les petits soldats, dont le système nerveux n'est pas à la hauteur de telles secousses, nous a fait brusquement comprendre que la lutte qui commence serait pour nous une terrible épreuve.»

Source : En rase campagne 1914. Un hiver à Souchez 1915-1916
Paris, Berger-Levrault, 1917, pp. 41-46.
Cette prise de conscience de ce qu'est vraiment la guerre, de ses horreurs, de son injustice, forgera dans l'âme de Jean Galtier Boissière ce remarquable caractère de réfractaire à toute idéologie totalitaire, à toute autorité imposée par des gouvernants stupides.
Le Crapouillot
Caporal au 405ème Régiment d'Infanterie, Galtier-Boissière fonde en 1915, dans les tranchées d'Artois, son journal : Le Crapouillot. Cette feuille «poilue» a déjà, comme Le Canard enchaîné fondé la même année par Maurice Maréchal, une tendance «couillue» très portée à la satire, «au débourrage de crâne».
Crapouillot
Survivant à la Grande Guerre, Le Crapouillot s'intéressera pendant plus de quarante ans en toute indépendance et une très grande liberté, aux Arts, Lettres et Spectacles (cinéma, cirque et sport dont une rubrique éphémère dédiée à l'épée est confiée à M. Charles, héros d'Un Hiver à Souchez). Le Crapouillot restera éminemment pamphlétaire, passant «la politique et ses dessous au crible», n'épargnant ni le rire ni le sarcasme au grand dam des tenants du pouvoir !

Parallèlement à son métier de journaliste, Galtier-Boissière dessine, peint et écrit romans, récits, essais et de délicieux livres de souvenirs.

Homme de contact, grande gueule joyeuse, porté sur le vin, les femmes et la bonne chère, il va vers 1960, pour la première fois de sa vie chercher à être raisonnable. Après avoir passé une quarantaine d'années à Paris, sans problèmes de santé, menant pourtant une existence harrassante, sortant tous les soirs dîner en ville et passant des nuits dehors, il décide, à 70 ans, de se ranger et de vivre à la campagne, dans sa confortable maison de Barbizon.

Le résultat ne se fait pas attendre: début 1963, il est amputé d'une jambe suite à une artérite foudroyante.

Le Crapouillot N°65 sera le dernier publié sous la direction du «Vénéré Directeur». En 1964, il passe la main à l'éditeur Jean Jacques Pauvert.

Jean Galtier-Boissière disparaît en 1966.

Galtier-Boissiere
Jean Galtier-Boissière dans son bureau de Barbizon (1963)

Son ami, le Dr François Aman-Jean témoigne :
Jean Galtier Boissière
«Le personnage de Jean Galtier-Boissière, sa carrure, sa présence, son esprit, sa culture, sa pertinence, ses savoirs et son courage, tout cela est bien connu et craint.»

Pour résumer ma propre impression, il était dans ce que dans mon for intérieur, je rêvais d'être : un grand anarchiste bourgeois! Mais il avait en plus le talent d'un polémiste, ce qui lui a valu de nombreux procès qu'il a presque toujours gagnés grâce à ses différentes sources de renseignements qui étaient irréprochables. Il ne faisait qu'y ajouter quelques commentaire fantaisistes!

Le grand-père maternel de Jean Galtier-Boissière était René Ménard, peintre célèbre. Or il se trouvait que mon beau-père, en 1885, devint très ami de la famille Ménard. Il racontait souvent son émerveillement de passer de sa famille silencieuse, austère et sulpicienne à cette atmosphère de gaieté, d'art et de libre intelligence.

Ma première rencontre avec Jean Galtier-Boissière eut lieu après mon mariage. Il m'accueillit très gentiment, bien que je fusse un peu son rival: il avait demandé Pauline en mariage quelques années auparavant.

C'était un grand gaillard d'un mètre quatre-vingt-sept, à la figure ronde et épanouie. Directeur du fameux Crapouillot, fondé dans les tranchées de la guerre 14-18, il poursuivait sa parution en réunissant pour la rédaction tout ce que Paris pouvait avoir de célèbre dans le monde des Arts, des Lettres et des Sciences. C'était avant tout un anticonformiste, il attaquait tous les bobards répandus dans la presse et poursuivit son action contre vents et marées - quarante-sept procès!

Quelques titres sont révélateurs de sa forme d'esprit : Les 200 Familles, Dictionnaire des girouettes, Les Juifs, la Démocratie et les Financiers, les Anglais, Les Maîtres du Monde.

Devant une aussi forte personnalité, je me sentais un enfant de chœur, malgré le côté aventureux du métier que j'avais choisi.

Diner Crapouillot
Dîner du Crapouillot
Nous étions souvent invités ave Pauline aux fameux dîners du Crapouillot, 3, place de la Sorbonne. En général il s'agissait de dîners de huit à dix couverts qui réunissaient les personnalités les plus diverses avec toujours, comme le disait Jean au début du repas : «Les deux plus jolies femmes du Tout-Paris.» J'étais flatté car souvent Pauline en faisait partie!

Jean présidait entouré de ces «jolies femmes». Une carafe de deux litres de son vin préféré était posée sur la table, sa erviette à carreaux étalée sur son ventre et coincée dans son gilet fantaisie - il en avait une grande collection - porté sur une chemise à col ouvert ou ornée d'un nœud papillon.

Je me souviens de certains dîners où se trouvaient réunis Jean Cocteau, Oberlé, Maurice Garçon, Serge, Cora Vaucaire, Pierre Devaux, Dignimont, Jean se contentait de lancer les sujets, et c'était un feu roulant d'esprit.

Cocteau, par sa présence et sa façon délicate de s'exprimer, avait le son de se faire écouter avec silence et admiration dans tout ce tohu-bohu ! Il avait un don de conteur extraordinaire.

Rencontre avec Jean Cocteau

Jean Cocteau
Jean Cocteau
C'est donc au cours d'un dîner du Crapouillot que je fis la connaissance de Jean Cocteau. J'ai rarement vu une aussi forte personnalité. Il avait un merveilleux don d'ubiquité, en ce sens qu'il était au courant de tous les mouvements artistiques de Paris, se passionnant pour toutes les nouveautés, et était doué d'une attention extraordinaire tant pour le présent que pour le passé. Il donnait l'idée d'une grande fragilité, tout en exprimant avec vigueur ses sentiments souvent passionnés. C'était une sorte de roseau pensant, toujours ondulant, mais se redressant avec fermeté.

Je veux citer pour mémoire deux anecdotes qui m'ont frappé au cours de ce dîner. Jean Cocteau nous a mimé Marcel Proust, demandant au chasseur de chez Maxim's de lui prêter un louis: «Avec plaisir monsieur Proust.» «Gardez-le, c'était pour vous», répondit Marcel !

Tout cela accompagné d'un merveilleux geste de la main de poète de Jean Cocteau; il avait des mains d'une beauté et d'une finesse extraordinaires. Autre trait de sa vivacité d'esprit: placé à côté de lui au repas, je lui raconte qu'un de mes trisaïeuls maternels, Philippe des Mazis, a été tué dans sa cuirasse à la bataille d'Azincourt en 1415. «Mais c'est merveilleux», me dit Cocteau, «ton grand père est mort en conserve !»

Galtier
Pour en revenir à Galtier-Boissière, c'était un homme d'une grande bonté sous des aspects de matamore. Il adorait sa mère et, tous les jours sur le coup de six heures, qu'il pleuve ou qu'il vente, il se rendait à pied de la place de la Sorbonne à la rue Vaneau pour la voir.

A notre égard, ce fut un ami d'une très grande compréhension. N'ayant pas d'enfants, il avait un peu adopté les nôtres et ls couvrait de cadeaux, souvent de très beaux livres.

Pour redonner du goût à ma fille aînée, victime d'une dépression nerveuse, il fit éditer à ses propres frais une vingtaine de dessins en couleur qu'elle avait exécutés avant sa maladie. Il avait intitulé l'album Cahier d'une Écolière, avec une préface de Lise Deharme. Il n'a jamais du rentrer dans ses frais, mais je n'oublierai jamais un tel geste d'amitié à l'égard d'une famille éprouvée. C'est sur ces mots que je termine ce portrait de Jean Galtier-Boissière, souvent très injustement attaqué.

Pour mémoire, je veux citer, en plus de ses numérros du Crapouillot, les livres qu'il a écrits : La Fleur au Fusil, La Belle Amour, Mon Journal pendant la drôle de Paix, les Trois Héros.

Pour comprendre comment vivaient les Parisiens pendant ces époques, il est indispensable, à mon sens, de lire ces ouvrages.

Jean Galtier Boissière est mort le 22 janvier 1966. Nous étions allés le voir à Barbizon avec Pauline.

Quelques mois auparavant, et, bien qu'amputé d'une jambe depuis 1963, il gardait un moral extraordinaire, tout en se sabordant avec force grandes rasades de Saint-Raphaël. Il restera une des plus fortes personnalités que j'aie connues et, avec lui, nous avons perdu un véritable ami.» (François Aman-Jean)

Barbizon
Les Fauvettes à Barbizon

Homme droit, libre, indépendant de toute chapelle, mais ne gardant pas la langue dans sa poche, Jean Galtier-Boissière eut pendant les deux guerres mondiales un comportement exemplaire. Cela lui valut évidemment de la part de tous les « partisans » qu'ils soient de droite ou de gauche, des attaques sournoises dont il se moqua.

A Paris, après l'incroyable défaite de juin 1940, à peu près tout le monde était persuadé que les Allemands avaient gagné, qu'ils seraient les maîtres pour longtemps et qu'il valait mieux se résigner.

Un des passages du Journal littéraire de Paul Léautaud est explicite à ce sujet. ( T. XIV, p. 9-10) (Vendredi 4 juillet 1941)

Léautaud avait été invité pour un excellent déjeuner chez Jean Galtier-Boissière (1891-1966), le très indépendant écrivain et directeur du Crapouillot.

Galtier lui avait assuré que la victoire des Anglais était certaine, que les Allemands se perdraient en Russie, que Pétain comme tous les collaborateurs était un traître et que tous ceux qui s'étaient plus ou moins vendus aux Allemands, seraient fusillés. Quant aux Allemands, il fallait les tuer tous.

Tout cela était dit le 4 juillet 1941.

Léautaud n'en revenait pas, se demandant si Galtier était sincère ou s'amusait tout simplement à lancer des paradoxes. Ce qu'il disait, semblait être à ses yeux digne du Père Ubu.

- Vous êtes Ubu lui-même, lui avait-il répliqué - et il trouva tout cela tellement aberrant que Léautaud le quitta ne se tenant plus de rire.

Cet exemple démontre combien peu nombreux étaient à l'époque les clairvoyants - et ils étaient encore moins nombreux évidemment avant le 22 juin 1941, date de l'invasion de l'Union soviétique par les troupes allemandes - et comme ils étaient accueillis avec une totale incrédulité.

Nombre de Français étaient alors de l'avis de Léautaud plutôt que de celui de Galtier-Boissière.

En 1945, revirement complet de l'opinion !

Le 17 mai1945, alors que la capitulation vient tout juste d'être signée, Galtier-Boissière remercie René Laporte pour le témoignage qu'il vient de publier, par un petit billet qui résume bien la situation.

Crapouillot
17/05/1945 - « Je tiens à vous remercier de la sympathie que vous avez bien voulu me témoigner. Mon petit Almanach Vermot de l'occupation a été accueilli assez bizarrement ; j'ai été engueulé par les collabos, mais aussi par les pacifistes parce que je m'avouais gaulliste, par les communistes parce que je ne suis pas sur LA LIGNE et par les résistants qui ne me trouvent pas "l'âme héroïque". Votre article remet parfaitement les choses au point. […] ».
Traditions et Légendes de Seine-et-Marne

 
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